Le « rapport Abrams », que nous traduisons ci-après, est un exemple de ce que peuvent produire certains Think Tanks américains…
Parmi tous les think tanks américains, ces agences qui observent, analysent, conseillent, influent sur la politique extérieure américaine, le Council on Foreign Relations est particulièrement actif pour « définir des stratégies pour la promotion de la paix dans des situations particulières de conflit ». Il faut en réalité y voir une officine tenue par des « experts » comme Elliott Abrams, auteur du rapport American Options in Syria, daté du 24 octobre 2011, traduit ci-dessous. La biographie d’Elliott Abrams est particulièrement riche et édifiante. Cet avocat né en 1948 a été de tous les mauvais coups. Après avoir servi Ronald Reagan et George W. Bush sur les questions du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, il a été promu au poste de conseiller pour la sécurité nationale sur les stratégies de démocratie globale pour « faire avancer la démocratie à l’étranger ». Néoconservateur, catholique d’extrême droite, impliqué dans différentes sales affaires comme l’Irangate, certains massacres au Honduras, l’opération de soutien au Contras nicaraguayens, gracié par Bush père, proche de Donald Rumsfeld, des reaganiens les plus durs, de l’Opus Dei, participants à divers instituts plus réactionnaires les uns que les autres ou travaillant pour la CIA, il développe – en même temps qu’il se voit investi des responsabilités parmi les plus hautes en matière de sécurité nationale – l’idée selon laquelle les Droits de l’homme doivent être utilisés comme un « outil diplomatique » permettant aux États-Unis d’exercer des pressions sur les autres États. Selon lui, la liberté de conscience et la laïcité sont des atteintes à la liberté religieuse et à la société toute entière.
En 1997, il s’engage avec le « Projet pour un nouveau siècle américain » et écrit un manifeste, Les Dangers actuels, dans lequel il exprime l’idée qu’il n’y a pas de question palestinienne car les Palestiniens n’auraient rien à revendiquer, mais bien un conflit israélo-arabe. George W. Bush le remercie en 2001 en lui attribuant le poste d’assistant spécial de Condoleezza Rice, chargé des Droits de l’homme, puis, en 2002, assistant spécial chargé du Proche-Orient et d’Afrique du Nord. Mais, en même temps, il supervise également la tentative de coup d’État contre Hugo Chavez au Venezuela et propose d’éliminer les dirigeants du Hamas (ce qui sera fait en partie), Yasser Arafat (qui mourra dans des conditions encore inexpliquées médicalement) et Mahmoud Abbas. De plus en plus extrémiste religieux, il participe à des réunions de la Coalition internationale pour la liberté religieuse, organisées par les Scientologues et les Moonistes où il propage ses idées de plus en plus « illuminées » mais en harmonie avec une partie de la classe politique américaine. En 2005, il est nommé par George W. Bush au poste de Conseiller national de sécurité adjoint auprès de Stephen Hadley avec pour programme – déjà – d’attaquer la Syrie, et de transformer le Liban en État chrétien. Si le second fut un échec, le premier objectif est encore d’actualité dans son agenda. Le rapport ci-dessous intitulé Policy Innovation Memorandum n°9, du 24 octobre dernier, qu’il a rédigé pour le Council on Foreign Relations – Center for Preventive Action, petit manuel d’ingérence dans les affaires d’un autre État qui arrivera probablement sur le bureau d’un conseiller de Barack Obama, définit la stratégie à suivre pour abattre le régime syrien. Il en restera certainement quelque chose. D’ores et déjà, Elliott Abrams nous apprend que 140 membres du Conseil national syrien – opposition à Bachar al-Assad – ont reçu une formation par des experts américains, en octobre dernier. Lire ci-dessous, la traduction du « memorandum » d’Elliott Abrams.
LES OPTIONS AMÉRICAINES EN SYRIE
(POLICY INNOVATION MEMORANDUM NO. 9
Date: October 24, 2011
From: Elliott Abrams
Re: American Options in Syria)
Le niveau de violence s’est aggravé au fil des mois en Syrie. Le régime de Bachar al-Assad a tué près de 3000 citoyens et, avec les défections de plus en plus nombreuses au sein de l’armée, la population semble commencer à se défendre. Une guerre civile totale, avec le régime minoritaire alaouite qui combat pour sa survie contre une rébellion armée par des forces au sein de la population majoritaire sunnite, semble de plus en plus plausible.
Les objectifs de la politique américaine devraient être de mettre fin à la violence, d’abattre le régime Assad et de poser les bases pour un système démocratique stable, qui protège les minorités alaouites, kurdes et chrétiennes. C’est la croix et la bannière. L’Administration Obama a déjà abandonné l’objectif d’une réforme du régime, et pour cause : rien dans le comportement du régime Assad ne permet de soutenir l’idée qu’il pourrait conduire une transition vers la démocratie. Les Américains, les Européens et les Turcs devraient plutôt viser à mettre fin au régime de la famille Assad. Mais comment les responsables américains peuvent-ils atteindre cet objectif dans un délai si court et avec le moins de violence possible ? Réponse : par une stratégie visant à la fois à affaiblir les soutiens du régime et à encourager l’opposition à convaincre qu’elle veut une Syrie non partisane et démocratique.
ISOLER LES ASSAD
Les soutiens du régime se trouvent au sein de la communauté alaouite, les forces de sécurité dirigées par les Alaouites et la communauté d’affaires (autant sunnite qu’alaouite). La population syrienne comprend 74% de musulmans sunnites, alors que le régime Assad est alaouite – une branche de l’Islam chiite souvent considérée comme hérétique par les Sunnites orthodoxes qui comprend seulement 10 % ou 15 % de Syriens. Les unités syriennes les mieux armées et les mieux entraînées sont alaouites.
Les États-Unis devraient, en premier lieu, isoler la famille Assad et ses proches du reste de la communauté alaouite qui, pour beaucoup, n’a pas partagé les richesses qu’Assad a distribuées à ses supporteurs les plus proches. Si les Alaouites craignent une vengeance contre leur communauté dans son ensemble, il y a des degrés différents de loyauté vis-à-vis des Assad. Les États-Unis devraient continuer de faire pression sur les nombreux groupes qui s’opposent aujourd’hui au régime pour qu’ils présentent un front uni. Ils ont commencé à le faire en formant 140 membres du Conseil national syrien début octobre. Le Conseil doit, également, être plus clair sur la future Syrie, en affirmant de façon répétée son engagement à traiter de façon égale tous les Syriens quelles que soient leurs croyances et leur appartenance religieuses, et en donnant, également, aux Alaouites et autres non Sunnites une place importante dans ses rangs. Le Conseil devra dénoncer, haut et fort, toute violence contre les citoyens et les communautés alaouites, une violence qui risque de s’aggraver si les affrontements armés entre le régime et l’opposition se développent. Le Conseil devra affirmer que la Syrie post Assad protègera toutes les minorités – les Alaouites, les Kurdes et toutes les communautés chrétiennes inquiètes. Il devra être d’accord, dès maintenant, avec un modèle international de protection et de garantie. Plus cet engagement sera exposé en détail, et plus il obtiendra de soutien international médiatisé, mieux il pourra agir en Syrie.
De même, pour ce qui concerne la police et l’armée, les autorités occidentales et turques devraient faire pression sur les généraux alaouites au sein de l’armée syrienne pour qu’ils se désolidarisent du régime. Ils pourraient utiliser l’argument selon lequel les généraux peuvent sauver le futur de leur communauté post Assad – et le leur par la même occasion – en refusant maintenant de tuer leurs concitoyens. L’armée américaine n’a aucun lien avec ces hommes, mais elle peut supposer que les Turcs, les Jordaniens, et peut-être les Français disposent des relations nécessaires pour faire passer le message. « Pourquoi vous sacrifier pour la mafia Assad qui est condamnée, de toute façon ? », voilà ce sur quoi ils devraient mettre l’accent, en leur disant également, « Restez en vie ! ». À ce point, des déclarations du Conseil national syrien peuvent aussi aider. Le Conseil pourrait dire clairement qu’il n’y aura aucune purge massive chez les officiers alaouites, mais qu’il y aura des sanctions en Syrie et via le Tribunal pénal international pour les officiers impliqués dans le massacre de manifestants pacifiques.
RETOURNER LA COMMUNAUTÉ D’AFFAIRES
La seconde étape serait de retourner la communauté d’affaires contre le régime. Aujourd’hui, les dirigeants du monde des affaires – Sunnites, Chrétiens et Alaouites – ne prennent pas position. Les États-Unis et leurs partenaires doivent les conduire à considérer les Assad comme irrémédiablement responsables et que leur maintien au pouvoir ne ferait qu’aggraver les dommages économiques que la Syrie connaît déjà. Cette année, les investissements étrangers directs et le tourisme ont diminué, tous les deux, de plus de la moitié, et les exportations de deux tiers. Si Assad reste au pouvoir, ils doivent comprendre que la situation ne fera qu’empirer. Les États-Unis ne sont pratiquement pas concernés par des sanctions contre la Syrie ; Il n’y a pratiquement aucun échange commercial ou investissement entre les deux pays. Il est décisif que l’Union européenne sanctionne l’économie syrienne et, en fait, c’est ce qui est en train de se passer. L’Europe achetait 95 % des exportations de pétrole syrien et procurait, ainsi, au régime un tiers du revenu total en devises étrangères fortes. Mais l’UE a désormais interdit les importations de pétrole syrien et tout nouvel investissement dans l’industrie pétrolière syrienne. Plus vite l’UE se rapprochera d’un embargo total sur le commerce avec la Syrie, mieux ce sera. Les signaux et les effets pour l’élite économique syrienne n’en seront que plus importants.
C’est là une guerre économique contre le régime, et plus les alliés seront impliqués dans cette guerre, plus elle sera efficace. La Turquie a annoncé qu’elle imposera ses propres sanctions et, si elles sont lourdes, les effets politiques, psychologiques et économiques seront considérables. Les États-Unis et l’UE devront faire pression sur la Turquie pour qu’elle s’engage dans des sanctions beaucoup plus que symboliques. Ils devront également faire pression sur les pays producteurs de pétrole du Golfe pour qu’ils arrêtent tout nouvel investissement en Syrie. Plus les sanctions financières américaines seront importantes, mieux les États du Golfe pourront justifier auprès de leurs banques leur intention d’éviter Damas.
LA VIOLENCE
Les États-Unis devront adopter une politique pour avancer sur trois questions difficiles. La première est : que faire si un conflit armé – une guerre civile – éclate ? Les avis varient selon l’importance des défections de l’armée syrienne et si ces hommes sont réellement capables de combattre contre les forces officielles. Les États-Unis devraient encourager les défections, mais ne devraient pas encourager la violence sous quelle que forme que ce soit. Cependant, si une opposition militaire émerge et combat le régime, les politiques américains ne voudront pas voir cette opposition être écrasée. Donc, les États-Unis ne devraient pas décourager d’autres gouvernements d’aider les rebelles s’ils le souhaitent. De même qu’ils ne devraient pas essayer d’empêcher d’autres groupes – les tribus sunnites, par exemple, qui vivent sur les deux côtés de la frontière Syrie-Irak – d’aider leurs frères en Syrie même. Si la violence et les vagues de réfugiés prennent de l’ampleur, les États-Unis devront discuter d’une zone d’exclusivité aérienne ou assurer des zones refuges le long des frontières entre la Syrie et ses voisins alliés de l’Otan.
L’AVENIR D’ASSAD
La seconde question est l’avenir de la famille Assad. On ne devrait pas supposer qu’Assad combattra jusqu’au bout. S’il considère, à un certain point, que son régime n’est plus tenable ou, au moins, très fragilisé, il pourrait chercher un refuge pour sa famille. Cela serait difficile à garantir compte tenu du Tribunal pénal international, mais il vaut mieux y penser. Si un pays offre un refuge à Assad, les États-Unis ne devraient pas essayer de se mettre en travers du chemin, et, bien sûr, devraient l’encourager à y aller. De nombreux autres cas ont démontré que la justice peut mettre du temps à aboutir ou ne jamais aboutir, néanmoins, le peuple syrien pourrait avancer vers son propre objectif dans le même temps.
La troisième question est de savoir si les États-Unis et leurs alliés devraient s’opposer ou soutenir un régime alaouite sans Bachar al-Assad à sa tête. Un coup d’État de Palais pourrait donner aux États-Unis cette alternative à la situation actuelle, mais cela ne devrait pas être un objectif américain. Le régime Assad a perdu la confiance des gouvernés et il est difficile d’imaginer comment un nouveau régime alaouite pourrait regagner cette confiance. Il serait dirigé par un trop grand nombre de responsables fortement complices des abus de l’ancien régime et resterait, par définition, un régime minoritaire sunnite. Ce régime ne pouvant pas gagner des élections libres, il devrait gouverner par la force, particulièrement contre la population sunnite qui, aujourd’hui, exige plus de droits et qui est déjà engagé dans la lutte pour les obtenir. Ce qui signifierait désordre et violence en Syrie.
Un régime de remplacement alaouite qui chasserait le clan Assad du pouvoir et qui serait, sans ambiguïté, une étape transitoire vers la démocratie, pourrait être utile pour mettre fin à la violence et ouvrir une voie, mais seulement s’il est clairement limité dans le temps et dans ses ambitions. Les responsables auraient à faire preuve de leur bonne foi – et présenter un calendrier à court terme – vis-à-vis de la population et de l’alliance internationale qui sanctionne et critique aujourd’hui la Syrie. Cela n’est pas impossible. La fin de la violence du gouvernement, un calendrier électoral et l’intégration de dirigeants de l’opposition dans le gouvernement de transition seraient signes de bonnes intentions.
QUEL BÉNÉFICE POUR LES ÉTATS-UNIS ?
La fin du régime Assad rapporterait beaucoup aux États-Unis. Le régime est une dictature sanguinaire qui accueille le Hamas et d’autres groupes terroristes palestiniens. C’est le seul allié arabe de l’Iran, la route des armes pour le Hezbollah et une menace permanente pour la souveraineté du Liban et la paix internationale. De plus, en faisant de son mieux pour aider les Jihadistes qui combattent les Américains en Irak, la Syrie est complice des morts et des blessés au sein de notre armée. La répression de la population par le régime et sa façon de s’accrocher au pouvoir justifient des sanctions efficaces et une diplomatie vigoureuse pour contribuer à y mettre fin et à poser les fondations d’un effort déterminé pour le remplacer par un État démocratique.