Editorial du numéro de septembre 2011 d’Afrique Asie
On croyait que la guerre contre l’Irak, déclenchée en 2003 par le président américain George W. Bush, avait immunisé à jamais les puissances occidentales contre toute nouvelle tentation de ce genre, après le désastre stratégique, économique, politique et moral qu’elle a engendré. On pensait également que ces mêmes puissances, terrassées par la plus grave crise économique et financière depuis le grand crash de 1929, allaient s’atteler prioritairement au règlement d’une crise systémique qui risque, cette fois-ci, de mettre le feu au cœur même de l’Occident, comme on peut en voir les signes avant-coureurs en Espagne, au Royaume-Uni, en Grèce. Plus combattif que jamais malgré la maladie, le président vénézuélien Hugo Chavez les y avait d’ailleurs exhortés, plutôt qu’allumer un nouvel incendie en Libye, non loin de leurs frontières immédiates. Les puissances occidentales ont passé outre. Désormais, à la guerre ingagnable d’Afghanistan, au bourbier irakien, à la blessure somalienne, à la tragédie palestinienne, il faudra désormais ajouter la guerre civile libyenne avec ses inévitables répercussions déstabilisatrices sur le Maghreb, le Sahel et l’espace euro-méditerranéen. Un certain Occident myope et agressif n’hésite plus à allumer des brasiers destructeurs qu’il ne sait pas éteindre.
Même si son pays n’a pas agi en conséquence, le premier ministre russe, Vladimir Poutine, l’a bien compris, qui a déclaré : « Le régime libyen ne répond aucunement aux critères d’un pays démocratique. C’est évident. Je ne peux rien ajouter de plus. Mais, c’est certainement un pays compliqué, fondé sur des relations tribales qui a besoin de règles spéciales. La situation dans le pays a dégénéré en conflit militaire. Mais cela ne veut pas dire que l’on doive prendre partie pour un camp. La résolution de l’Onu, qui a rendu possible la présente intervention militaire, est défectueuse. Si nous regardons ce qui est écrit, il est clair qu’elle permet à n’importe qui d’agir contre un État souverain. Cela me rappelle l’appel à la croisade du Moyen Âge, quand les pays se mobilisaient pour aller libérer quelque chose. »
Mais la Russie n’est pas la seule à avoir abdiqué. La Chine et la majorité écrasante des pays membres de l’Onu ont acquiescé à ce dévoiement de la légalité internationale. Faut-il aussi rappeler que la résolution 1973 du Conseil de sécurité, qui a servi d’alibi à l’agression contre la Libye, a été votée par des pays représentant à peine 10 % de la population mondiale ?
« Il y a beaucoup de conflits militaires à l’heure actuelle et malheureusement, il y en aura encore dans le futur. Ce qui m’inquiète, c’est la facilité avec laquelle des décisions sont prises aujourd’hui pour recourir à la force dans les affaires internationales », poursuit Poutine avant de conclure : « Les récents événements en Libye confirment que la politique de la Russie de renforcer sa défense est juste ».
Mais il est trop facile de faire preuve de « retro-clairvoyance ». La Russie avait le pouvoir de dire non à cette dérive en usant de son droit de véto. Elle ne l’a pas fait. Par calcul ou par lâcheté.
Le précédent libyen, contrairement à ce que fanfaronne Sarkozy et ses laudateurs, n’a pas fait progresser le processus démocratique dans le monde arabe. Il risque, comme en Irak, d’engendre l’effet contraire. Les « printemps arabes », comme le note magistralement dans ce numéro d’Afrique Asie Alain Chouet, risquent de tourner court et d’aboutir au retour déguisé de l’ancien régime, au nom de « la sécurité et de la stabilité ».On le voit déjà dans le comportement de la mal nommée communauté internationale vis-à-vis de la Syrie. En décrétant, comme des perroquets : « Le régime syrien a perdu sa légitimité », « Bachar al-Assad doit partir », les dirigeants occidentaux et leurs amis, les autocrates moyenâgeux du Golfe, dont l’infâme régime bahreïni, rendent le pire service aux revendications justes du peuple syrien, assoiffé de liberté, de justice et de réformes démocratiques.
Comme l’a écrit à juste titre le blogueur « polémiste décomplexé » Allain Jules, « envoyer des pyromanes pour éteindre un incendie, brûler la forêt pour sauver les arbres, bombarder la population pour épargner des civils, lancer des campagnes de terreur au nom du combat contre le terrorisme, promouvoir la démocratie en soutenant des dictateurs, des monarchies, des terroristes et autres voyous en tout genre… la logique des dirigeants occidentaux est imparable ». Une logique qui échappe à toutes les règles de la logique…
Comme avant lui les néoconservateurs américains en Irak, Sarkozy, qui répète à l’envie qu’il ne veut pas de « taliban dans le Maghreb » est en train d’ouvrir un boulevard aux jihadistes d’Al-Qaïda. Le « libérateur » de Tripoli, Abdelhakim Belhaj, plus connu sous le nom d’Abou Abdallah al-Sadek , n’est pourtant pas inconnu des services de la CIA qui l’avait capturé en Malaisie en 2003 avant de le transférer dans l’une de ses prisons secrètes, celle de Bangkok. Puis il a été extradé vers la Libye qui l’a libéré. Il est aujourd’hui le vrai maître de Tripoli, grâce à l’Otan et à Sarkozy.
L’Algérie, qui a payé un lourd tribut dans sa lutte contre le terrorisme, dans l’indifférence totale des « démocraties « occidentales », et qui voit, depuis la dislocation de la Libye, une recrudescence des actes terroristes commis par des éléments venus de ce pays, a tiré la sonnette d’alarme. Plusieurs anciens terroristes libyens, qui avaient été capturés par les services antiterroristes et extradés vers la Libye, se retrouvent aujourd’hui à des postes de commandement au sein du Conseil national de transition (CNT) des rebelles.
Même Hillary Clinton, la secrétaire d'État américaine, qui n’a pas épargné son énergie pour renverser Kadhafi, semble prendre soudain conscience de l’énorme fiasco stratégique que les États-Unis et l’Otan viennent de favoriser en Libye. Face au chaos, elle a appelé le CNT à se débarrasser des éléments fanatiques qui le noyautent ! Alors que le nouveau pouvoir peine encore à se mettre en place, voilà qu’elle lui adresse un cahier de doléances : « S'assurer que la Libye remplit ses responsabilités en matière de traités, qu'elle s'assure que ses stocks d'armes ne menacent pas ses voisins ou tombent dans de mauvaises mains et qu'elle se montre ferme face à la violence extrémiste. » Rien de moins que ça !
Maintenant que les apprentis sorciers ont cassé ce pays au nom de la démocratie, de la protection des civils et de la défense des droits de l’homme et qu’ils ont donné le pouvoir à une nébuleuse dominée par des revanchards et des intégristes, la question qui se pose désormais : comment faire pour refermer la plaie béante ? Le régime de Kadhafi, que nous n’avons jamais porté dans notre cœur, et qui paie aujourd’hui ses multiples erreurs et errements pendant plus de quarante-deux ans d’un pouvoir absolu et corrompu –en particulier en se transformant en gardien zélé des intérêts occidentaux pour rester au pouvoir –, est certes indéfendable. Comme le sont ses opposants qui ont accepté de casser leur pays avec les avions et les experts de l’Otan et des monarchies du Golfe, après avoir longtemps servi le régime et bénéficié de ses largesses.
On ne peut pas construire une démocratie avec des non-démocrates. On ne peut pas se libérer d’une dictature étrangère en se soumettant à la botte de l’étranger. On ne peut pas faire confiance aux puissances étrangères qui, jusqu’à hier (qui ne se souvient des courbettes de Sarkozy à l’Élysée devant Kadhafi en 2009…), pactisaient sans complexe avec l’ancien régime. C’est que l’attrait du pétrole est irrésistible… Espérons que le peuple libyen, va enfin se réveiller de sa torpeur et retrouver la voie de l’indépendance, de la liberté, de la démocratie et de la réconciliation.