Le célèbre journaliste anglais est inquiet. Pour sauver son régime, Bachar el-Assad est prêt à jouer la politique de la terre brûlée dans toute la région. Son voisin de l’Ouest pourrait en faire les frais et replonger dans une guerre civile meurtrière.
Robert Fisk fait partie de cette race de journalistes – trop rare – qui ne cherche ni louange, ni honneur. Mais la vérité. Crue. Dure. Saignante. C’est le carburant de ce correspondant de guerre maintes fois primé qui couvre le Moyen-Orient depuis 36 ans.
«COMME TOUS LES DICTATEURS, BACHAR VIT AU MILIEU D’UN DÉSERT DE SILENCE»
Un peu plus de 100 jours après le début des révolutions arabes, cette vedette du quotidien anglais The Independent a reçu L’Hebdo dans son appartement rempli de livres, situé dans un immeuble discret qui donne sur la corniche de Beyrouth.
Pour un premier bilan des révolutions et surtout un avertissement: la Syrie de Bachar el-Assad pourrait très bien mettre le feu au Liban.
Vous avez vécu la guerre civile au Liban, les guerres du Golfe, les répressions des régimes et monarchies arabes… Aujourd’hui, cette région qu’on pensait vouée à un immobilisme quasi éternel se réveille et bouleverse le cours de l’histoire. Une surprise pour vous?
Totalement. J’en suis même heureux. Cette période est très excitante. Et franchement, je n’aurais jamais pensé vivre la chute de deux dictateurs, tunisien et égyptien, en si peu de temps. Je n’aurais pu imaginer que d’autres seraient mis en danger comme Bachar el-Assad et Khadafi. Cela semblait impossible il y a encore quelques mois.
Et voilà que l’histoire s’accélère. Que les peuples de la région, les uns après les autres, n’ont plus peur de la terreur que leur ont fait subir leurs dirigeants. Pour moi, c’est la fin d’un chapitre. Celui des grands dictateurs arabes. Ces régimes totalitaires sont devenus vulnérables. Paniqués, ils font concession sur concession.
Et peut-être aussi l’amorce d’une réelle démocratisation et de pacification du monde arabe?
C’est très difficile à prédire, tellement cette région est imprévisible. Quand je suis
arrivé à Beyrouth il y a 36 ans, au début de la guerre civile, c’était la ville la plus dangereuse du Moyen-Orient. Aujourd’hui, c’est la ville la plus sûre. Je peux m’y balader à 3 heures du matin sans souci. C’est vous dire que la situation peut évoluer radicalement dans cette partie du monde.
En revanche, vous dire aujourd’hui que la région sera plus sûre à l’avenir, c’est impossible. Vous savez, tous les matins, je passe deux heures sur mon balcon. Je sirote un café et j’analyse la situation. J’échafaude des scénarios et à 11 h, je me dis: «Voilà ce qui va se passer.» Et devinez quoi! Le lendemain, je recommence cette gymnastique intellectuelle.
La lecture politique d’hier devient très rapidement obsolète. Et pour cause, les événements qui secouent le monde arabe sont si énormes. C’est plus fort que la chute du mur de Berlin. Qui sait jusqu’où iront ces révolutions?
Généralement, elles tournent très rapidement au bain de sang, à la Terreur comme en France après 1789 ou en Russie après 1917…
Vous oubliez l’Iran en 1979. Mais vous avez raison. C’est le risque aujourd’hui. Regardez d’ailleurs ce qui se passe en Syrie. C’est terrible. Les manifestants qui réclament l’ouverture du régime se font massacrer tout en portant le drapeau national.
Mais comme les Egyptiens, les Tunisiens ou les Libyens avant eux, ils ont brisé le mur de la peur. Aujourd’hui, la classe moyenne, les fonctionnaires et les intellectuels rejoignent les plus pauvres dans les manifestations. Bachar el-Assad est dans de sales draps… désormais tachés de sang.
Vous voulez parler de la répression sanglante qui se joue à huis clos, les médias occidentaux étant indésirables en Syrie?
Bien sûr. Mais attention, ce sont avant tout les hommes du Baas, le parti au pouvoir, qui tirent sur la foule. Ils sont en guerre contre leur propre peuple. Mais je ne suis pas sûr que Bachar soit encore capable de contrôler son appareil répressif, de cet Etat dans l’Etat. Le Baas, c’est la cohésion de la Syrie. Dès qu’il est mis en cause, il réprime à mort.
Et dire que Bachar avait prétendu dans le Wall Street Journal que la révolution ne toucherait pas son pays!
Comme tous les dictateurs, Bachar – que j’ai rencontré à plusieurs reprises – vit au milieu d’un désert de silence. Il est coupé de son peuple et de ses problèmes. De ses palais, il ne peut pas entendre les doléances de ses sujets. Il est comme Louis XVI avant la révolution française ou comme Moubarak, Ben Ali qui se sont comportés en tant que propriétaires de leur pays.
Et s’il y avait une guerre civile en Syrie?
Cela déstabiliserait toute la région pour de nombreuses années. Ce pays est central
au Moyen-Orient. Et ce qui s’y passe est largement plus important du point de vue géostratégique que la petite guerre civile entre tribus qui se joue en Libye.
Mais comme toujours les Occidentaux qui parlent d’une même voix se focalisent sur le royaume de Kadhafi parce que l’Otan le bombarde. Et nos gouvernements oublient le reste. Qui a entendu parler des grosses manifestations en Irak, le pays «démocratique modèle» que l’Occident a créé dans la région?
Ça se comprend d’ailleurs. La Syrie n’a pas beaucoup de pétrole. Mais pour répondre à votre question, s’il y a une guerre civile en Syrie, ses effets se feront sentir partout.
A commencer par l’Iran…
Bien sûr. Téhéran a besoin d’une Syrie dirigée par la minorité des alaouites, chiites comme le pays des mollahs, pour ne pas se retrouver complètement isolé. La Syrie, c’est le poumon de l’Iran. Et surtout, c’est le grand frère du Liban.
La sécurité et la stabilité des Libanais dépendent de ce qui se pas se à Damas . Mais aujourd’hui, tout le monde redoute que Bachar, tel un enfant gâté, joue la politique de la terre brûlée dans toute la région.
Comme une diversion?
Exactement. Et le dictateur syrien commencera par mettre le feu au Liban. La menace d’une nouvelle guerre civile entre les différentes communautés religieuses plane déjà. Des combats ont déjà eu lieu à Tripoli, la seconde ville du pays, dans le nord, entre les sunnites et les alaouites.
Si les chiites du Hezbollah, alliés de la Syrie, s’en mêlent, nous pourrions assister à une flambée de violence meurtrière. N’oubliez pas non plus que toutes les tensions du Moyen-Orient retombent un jour ou l’autre sur le Liban. Un Liban qui a lancé d’ailleurs les révolutions dans le monde arabe, bien avant la Tunisie.
Rappelez-vous que, en 2005, les Libanais ont réussi à chasser les Syriens. Après l’assassinat de l’ex-premier ministre Rafiq Hariri, des centaines de milliers d’entre eux étaient descendus dans les rues au centre de Beyrouth pour réclamer le départ des 20 000 soldats syriens présents dans leur pays. Une résolution onusienne leur avait donné raison.
Et les dirigeants occidentaux, Europe en tête, quel rôle doivent-ils assumer?
Franchement, ils ne comprennent rien à la situation au Moyen-Orient. Et c’est terrible. Ils n’ont pas manqué un chapitre de l’histoire de la région, mais des collections complètes. Les Européens, Anglais en tête, ont donné le Moyen-Orient aux USA dont les pseudo-experts qui nous ont bassinés durant des années avec la montée en puissance de la menace islamiste.
Pire, les autorités n’ont pas l’expertise pour vraiment trouver des solutions durables.
Un exemple? L’administration américaine nous rabâche les oreilles avec le modèle turc pour le Moyen-Orient.
Quelle blague! Qui veut d’un Atatürk comme modèle. Qui voudrait d’un gouvernement dirigé par des islamistes? C’est ridicule. Obama est en outre stupide quand il prétend que les Iraniens soutiennent la répression en Syrie. Bachar n’a pas besoin d’aide pour massacrer son peuple. En 1982, son père Hafez al-Assad avait ordonné le massacre de 20 000 personnes, à Hama. Dans l’indifférence générale.
D’où vient cet aveuglement américain?
Pour chaque Américain, le 11 septembre 2001, c’était hier. Comme 1948 et la création d’Israël pour les Arabes. Quant à l’Union européenne, elle prouve encore une fois qu’elle n’est qu’un mythe.
De toute manière, ses dirigeants n’ont aucune vision à long terme. Ils ont une politique à 24 heures. Pas plus. Comment voulezvous dans ces conditions influencer le cours des événements?
Vraiment?
Sinon, pourquoi l’Occident aurait-il laissé des monstres comme Kadhafi massacrer son peuple ou des oligarques corrompus comme des Moubarak le voler.
Et pourquoi les Occidentaux qui donnent tant de leçons n’empêchent pas ces dictatures d’accaparer le pouvoir au Kazakhstan par exemple. Les Occidentaux ont joué avec le feu ces dernières années. Ils ne veulent que le pétrole. Ils ferment les yeux sur le reste.
Cela dit, on affirme que des associations occidentales ont soutenu et influencé, dans l’ombre, les jeunes révolutionnaires des pays arabes.
Vraiment? Jamais entendu cela et pourtant je devrais le savoir. (Il sourit.) Mais quel cliché! Quelle insulte que de laisser croire que ces jeunes sont manipulés et financés par une main occidentale. Au contraire, cette jeunesse, très bien formée, est sensible au mot liberté.
Elle sait très bien exploiter les outils technologiques à sa disposition comme Facebook, YouTube. Elle est très mature. A ma grande surprise, durant la révolution égyptienne, je n’ai d’ailleurs trouvé aucune pancarte contre les Américains ou contre Israël sur la place Al-Tahrir.
Ces jeunes ont très rapidement compris qui étaient les responsables de leurs difficultés. Qu’ils étaient dirigés par des enfants… de 82 ans, l’âge de Moubarak. Par contre, ce que je sais, c’est que les dictateurs arabes sont des marionnettes des Américains.
Comment jugez-vous la politique d’Israël?
J’aurais pu imaginer que les Israéliens allaient applaudir les Egyptiens. Qu’ils leur diraient mabrouk (félicitations) pour la conquête de leur liberté et avoir chassé un des pires dictateurs de la planète.
Au contraire, ils ont parlé d’une même voix avec les Saoudiens pour souhaiter que Moubarak reste au pouvoir. Imaginez-vous que les pires ennemis se sont alliés contre un mouvement démocratique. C’est lamentable.
Maintenant, il y a une question que personne n’ose poser. Que se passera-t-il quand plus d’un million et demi de Palestiniens, dont les familles ont été expulsées de leurs villages en 1948, se présenteront à la frontière entre Gaza et l’Etat hébreux?
Et qu’ils voudront passer pour rentrer chez eux? Que fera l’armée israélienne? Elle tirera dans le tas? Elle réclamera l’aide des USA? Les Européens accepteront-ils qu’on réprime des gens qui réclament leurs droits?
Votre réponse?
Aucune idée. Ce qu’il y a de certain, c’est que les Palestiniens, en voyant les Syriens et autres peuples arabes se soulever, vont bouger. Ils ne veulent plus mettre leur destin entre les mains des dirigeants du Hamas et du Fatah ou d’autres pays arabes, ils vont se battre eux-mêmes pour leurs droits, loin des salons feutrés des diplomates.
A propos, nous n’avons pas encore parlé d’al-Qaida…
Etonnant, en effet, alors que les dictateurs, dont Bachar, dénoncent l’intervention dans leurs affaires intérieures pour justifier le massacre de leur propre population.
Tout comme les Occidentaux pour justifier des mesures sécuritaires allant jusqu’à empiéter sur la vie privée d’ailleurs…
Pour moi, ce réveil arabe résonne comme la fin d’un projet islamiste pour le Proche-Orient. Al-Qaida a été absent durant la révolution égyptienne alors qu’il s’était donné comme mission de renverser les dictateurs arabes. Le mouvement islamiste a été dépassé par le printemps arabe. Il vit son hiver. Dieu merci.
Reste qu’il ne faut pas l’enterrer trop rapidement. Pour montrer qu’il existe, al-Qaida pourrait frapper un grand coup: une attaque massive contre les USA sur leur territoire. Cela replacerait Ben Laden au centre du jeu. A la place des Américains, je surveillerais mes frontières ces prochains mois.
Profil
ROBERT FISK
Né en 1946, Robert Fisk couvre depuis plus de 30 ans l’actualité du Proche-Orient, actuellement pour le compte du journal britannique «The Independent». Basé à Beyrouth, où cette photo a été prise, ce journaliste anglais est couvert de prix pour la
qualité de son travail.
Il a en outre rencontré Oussama Ben Laden à trois reprises dans les années 90. Il est l’auteur de nombreux livres dont «Liban, nation martyre» (Ed. A&R et du Panama, 2007) ou «La grande guerre pour la civilisation: l’Occident à la conquête du Moyen-Orient» (La Découverte, 2005).
Source : https://www.hebdo.ch/robert_fisk__la_syrie_veut_mettre_le_100484_.html