Le vent de révolte qui souffle sur la Tunisie ne doit pas faire oublier combien ce pays à d’avancées, que ce soit sur la scène intérieure ou par rapport au reste du monde.
Par ces journées fiévreuses en Tunisie, on peut comprendre que le mouvement populaire, qui a conduit à la chute de la « maison Ben Ali », soit impatient de marquer son territoire en scandant à tue-tête et à tout bout de champ: « Plus jamais ça et plus jamais eux. » On peut comprendre aussi les craintes de ceux qui doutent de l’issue de leur action, s’en allant répéter que « le dictateur est parti, mais [que] la dictature est restée ». On comprend que la parole libérée après tant d’années de silence forcé soit spontanément portée à l’excès, sans parler des adeptes, quelque peu démodés, du « grand soir », qu’il soit rouge ou vert. Le théorème de Tocqueville. Pourtant, ces journées fébriles, à cheval entre deux années civiles, comme la Tunisie est à cheval entre deux ères politiques, ont apporté jusqu’ici le témoignage de la grande maturité politique des Tunisiens dans la gestion de l’avenir de leur cité. Ils ont dit que s’il fallait traquer les responsables du dérapage meurtrier et en punir les coupables, poursuivre les corrupteurs et les corrompus, démasquer et dénoncer les opportunistes et les arrivistes de tout poil qui ont pris le pays en otage, il fallait aussi prendre garde de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.
En cinquante ans d’indépendance, la Tunisie a accumulé des acquis, n’en déplaise aux nostalgiques du protectorat qui tiennent encore ce peuple pour mineur, l’interrogeant sur ses perspectives d’avenir avec une condescendance – sordide en ces temps tragiques – dont ils devraient se départir désormais. Au-delà de toute obédience intellectuelle et de toute appartenance politique, en effet, deux ou trois générations de cadres formés à l’école tunisienne, qui ne sont pas tous, loin de là, des « khobzistes » (mus par leurs seuls intérêts personnels ou alimentaires, dans la terminologie locale) ont monté un État, lancé des réformes économiques, sociales et culturelles, fait reculer les traditions archaïques, se sont confrontés aux intégrismes en gagnant des batailles sur plusieurs fronts. Ceux-là n’ont certainement pas démérité. Le pays a été transformé de fond en comble. Malgré le manque criant de ressources, la Tunisie a pu afficher sur le long terme quelques performances très flatteuses à son palmarès, saluées il y a peu encore par les instances internationales: des taux de croissance et de scolarisation élevés, la formation d’une élite intellectuelle dans plusieurs domaines, l’affirmation du rôle déterminant de la femme dans la vie nationale, le recul de la pauvreté, etc. Pouvait-elle faire mieux ? Sans doute. Pouvait-elle faire plus?
Vraisemblablement. Il aurait fallu que les « décideurs » s’ouvrent à la critique pour ajuster le modèle de croissance libéral, essentiellement tourné vers l’extérieur, conçu dans les années 1970 sous l’égide de Hédi Nouira, et suivi avec constance depuis, malgré ses faiblesses. Ce n’est que lorsque celles-ci sont devenues béantes, que l’on s’est aperçu que le type de croissance choisi – fondé sur le tourisme de masse, les délocalisations, les investissements étrangers et le recours aux emplois non qualifiés– ne tarderait pas à atteindre ses limites. La crise financière mondiale l’a achevée, laissant sur le carreau des dizaines de milliers de diplômés chômeurs trop qualifiés pour accepter d’être réduits au rang d’une main-d’œuvre servile et bon marché. L’arrêt brutal de l’émigration en Europe n’a fait qu’ajouter à leur désespoir. Tout comme la raréfaction des débouchés dans les pays du Golfe et en Libye, jadis grands pourvoyeurs d’emplois qualifiés. Ils aspiraient à la « mondialisation heureuse » qu’on leur vantait, ils ne l’ont pas rencontrée. Finalement, ce modèle de croissance extraverti, inégalitaire, a scindé le pays en deux: un pays « vitrine » s’étalant sur le littoral, tourné vers la mer, et un pays profond, replié à l’intérieur des terres, empêtré dans la misère.
ersonne n’a vu venir la révolte. Nous non plus. L’obscène exercice de rétro-clairvoyance auquel se livrent certains analystes depuis la chute de Ben Ali, ne convainc personne. Dans ces moments cruciaux que vit la Tunisie, nous ne voulons pas hurler avec les loups. Nous avions certes conscience des insuffisances, des zones d’ombres et des limites de ce modèle de développement imposé d’en haut par un pouvoir devenu, ces dernières années, autiste devant la sourde revendication sociale et politique qui montait du pays profond. Le verrouillage de l’espace politico-médiatique au nom de la lutte contre l’intégrisme et le terrorisme, une opposition fragmentée, en guerre contre elle-même autant que contre le régime, et qui – souvent à partir de l’étranger – se complaisait dans la dénonciation creuse et l’invective plutôt que dans la proposition programmatique, ont sans doute renforcé le pouvoir dans sa dérive autoritaire. On le sait trop, un pouvoir absolu corrompt, absolument. C’est pourquoi il n’a pas voulu se remettre en cause, ses intérêts le lui interdisant et l’empêchant, avec le temps, de prendre la mesure de ses déficiences et de mettre en question ses choix qu’il estimait les seuls possibles. À cet autisme en temps de crise se sont ajoutés d’autres facteurs déterminants: l’usure d’un pouvoir sans partage qui aura duré vingt-trois ans ; l’entrée du pays, depuis 2009, dans une guerre de succession non déclarée entre les divers prétendants au sein de l’État, du parti et surtout dans l’entourage familial qui cherchait à faire main basse sur l’économie. Nous n’avions pas été assez vigilants pour dénoncer cette dérive. Pour nous, un régime tire une partie de sa légitimité de la croissance qu’il génère. La perestroïka d’abord, la glasnost naturellement.
Comme l’écrit avec grande lucidité Jacques Julliard (Marianne, 22 janvier 2011), « d’une certaine manière, Ben Ali, ce tyran à l’antique, avec son régime policier et jaloux, avait été victime de ce qu’il avait laissé se développer de modernité dans la société: émancipation de la femme, développement de l’enseignement et de la culture, relative laïcité des institutions. Oui, Ben Ali est victime du théorème de Tocqueville, qui veut qu’un régime autoritaire périt par ce qu’il laisse se développer en lui de libéral. » Cela étant, nombreux étaient ceux qui pensaient, comme nous, que les voies vers la libération et la démocratie, notamment dans les pays émergents, n’étaient pas forcément celles empruntées pendant plus de deux siècles par l’Occident. La méthode progressive prônée par Bourguiba et Ben Ali nous semblait plus adaptée à la réalité tunisienne. Et puis, si la Tunisie a pu basculer dans la transition démocratique, n’est-ce pas justement en raison de sa classe moyenne accomplie, de ses élites ouvertes, de son enrichissement économique global, de son système éducatif qui a formé, rien qu’en 2010, quelque 100 000 nouveaux diplômés – dont la moitié seulement a trouvé un emploi – de ses acquis accumulés depuis des années ? De l’épisode sanglant qu’ils viennent de vivre, les Tunisiens seraient tentés de réduire l’État post-indépendant aux agissements criminels d’un clan, dont ils ont découvert à cette occasion l’étendue des pouvoirs occultes et des méfaits. Ce serait une erreur. Il y a mieux à faire : construire patiemment les contre-pouvoirs – justice, presse, associations, partis, syndicats, etc. – qui veilleront à barrer la route à toutes les dérives et tous les enfermements de quelque nature qu’ils soient. Et ils sont légion. C’est le choix de la voie vers la démocratie, dont Churchill disait qu’elle est « le pire des systèmes, à l'exception de tous les autres ».