Manœuvrés par de « gros bonnets » du marché noir, des casseurs ont enflammé pendant plusieurs jours des quartiers populaires du pays, à la faveur de rumeurs infondées et de mesures bureaucratiques maladroites.
L’Algérie continue à se remettre progressivement du traumatisme qui l’a frappée à la suite des émeutes qui ont secoué ses principales villes plusieurs jours durant, début janvier. Magasins éventrés, rideaux tordus, façades calcinées, bâtiments publics lapidés, magasins pillés, rues défoncées, poubelles brûlées : plusieurs quartiers populaires présentaient un visage de désolation après le passage de la tornade juvénile. Munis de barres de fer, d’armes blanches et de frondes, des jeunes désœuvrés, à peine sortis de l’adolescence, la tête enveloppée dans des capuches, le visage dissimulé par des cagoules, se sont rendus maîtres des rues, saccageant tout sur leur passage, semant parfois la terreur parmi les résidents. Leurs munitions ? Des pierres ramassées sur des remblais abandonnés par des entreprises négligentes au bord des trottoirs. Formés en petits groupes mobiles, ils ont frappé en plusieurs vagues successives à la faveur de la nuit pour échapper aux caméras de surveillance. En face d’eux, la police antiémeute était sur la défensive, après avoir reçu des consignes d’extrême prudence.
Ces scènes de guérilla urbaine auraient pu tourner à la tragédie sans les consignes d’extrême retenue données à ses troupes par le général-major Abdelghani Hamel, récemment nommé par le chef de l’État, le président Abdelaziz Bouteflika, à la tête de la Direction générale de la sûreté nationale. Il leur a demandé de mesurer leur riposte et de ne pas se laisser entraîner dans le piège infernal des batailles frontales. À plus de vingt ans d’intervalle, le spectre d’octobre 1988 était en effet dans tous les esprits. Personne ne voulait que soit réédité le drame, qui a marqué l’histoire récente du pays, lorsque les forces de sécurité, prises au dépourvu et débordées, avaient réagi d’une façon disproportionnée au harcèlement des jeunes assaillants, faisant plusieurs dizaines de morts parmi eux.
« Un seul mort serait un mort de trop », a-t-on ainsi fermement expliqué aux policiers. Leur mission devait dès lors se limiter à contenir les émeutiers, sans faire usage de leurs armes à feu, sauf ultime recours en légitime défense, ni se lancer dans de vaines poursuites des délinquants à travers les rues, au risque de pousser à l’irréparable des fugitifs apeurés.
Protégés par des boucliers transparents, les agents de l’ordre, munis de solides gourdins, se tenaient le plus souvent en position statique, en rangs serrés, devant les émeutiers, tandis que planqués à bonne distance derrière eux, des collègues s’employaient à repousser les assaillants à coup de grenades lacrymogènes. Au total, on ne comptera qu’un manifestant tué par balle, alors que, malgré les sommations, il tentait d’entrer dans un commissariat de police. Deux ou trois autres personnes sont mortes dans des circonstances indéterminées. L’une d’elles aurait péri dans l’incendie de son hôtel allumé par des manifestants. En revanche, évidente conséquence de la stratégie défensive choisie par la police, il y aurait trois fois plus de blessés parmi les forces de l’ordre que parmi les émeutiers, selon le bilan officiel.
Dans plusieurs quartiers, les résidents se sont en revanche substitués aux partis politiques, aux organisations syndicales et aux associations civiles défaillantes pour encadrer les jeunes, qui agissaient spontanément sans encadrement ni mot d’ordre, et les dissuader de piller les propriétés d’autrui ou de se porter à l’assaut des services publics. Plusieurs bureaux de poste et centres de service ont ainsi pu être épargnés. Une tentative des islamistes de surfer sur la vague et récupérer la fronde à leur profit a rapidement tourné court. Pas dupes, les Algériens ont signifié ainsi aux « barbus » leur rejet catégorique d’un retour aux « années noires » du terrorisme.
Au départ de cette poussée de fièvre sociale, on trouve la brusque augmentation des prix de plusieurs denrées de base, notamment l’huile, le sucre et la margarine, encore subventionnées pourtant par l’État. Spectaculaire depuis décembre (près de 30 % en moyenne), la hausse a été provoquée par la répercussion sur les prix domestiques de la nouvelle flambée des produits de base sur le marché international, due aux aléas climatiques en Russie et en Australie. Une évolution qui indique par ailleurs que la rareté s’inscrit désormais au cœur de l’équation alimentaire mondiale pour les années à venir.
Les prix algériens ont en outre subi de plein fouet les effets de plusieurs mesures tendant à intégrer le marché parallèle au sein de l’économie officielle : imposition d’une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) de 17 % et d’une taxe sur l’activité professionnelle (TPA) de 2 %, obligation pour les détaillants d’être inscrits au registre de commerce et de payer leurs approvisionnements sur facture, enfin, obligation pour tous de payer par chèque toute transaction d’un montant supérieur à plus de 50 000 dinars (500 euros).
Ces mesures en cascade se sont avérées maladroites. Mais il n’en fallait pas plus pour que les gros bonnets du marché noir, formant ce qu’on appelle en Algérie la « mafia politico-financière », opérant sans registre de commerce ni factures, agissent en sous-main pour mobiliser leurs « fourmis ». Il s’agit de ces milliers de jeunes vendeurs à la sauvette vivant au jour le jour du « business des trottoirs » qui, s’il atténue les effets du chômage (10 % de la population active et plus de 20 % parmi les jeunes), gangrène l’économie officielle. Outre les produits de large consommation, l’économie informelle est solidement implantée sur les principaux marchés de grande consommation : fruits et légumes, viandes rouges et blanches, poisson, textile et cuir. Chacun de ces marchés connaît sa flambée saisonnière de prix rognant le pouvoir d’achat des salariés. 70 % du salaire (25 000 dinars mensuels en moyenne) sont dépensés pour la couverture des besoins alimentaires de base. Les gros bonnets du marché noir contrôlent quelque 40 % de la masse monétaire, qu’ils font circuler dans des « ch’kara » (sacs) en dehors des circuits bancaires, aggravant ainsi l’inflation importée.
Les spéculateurs ont aussi joué sur les frustrations des jeunes, dont les moins de trente ans représentent les deux tiers de la population. Malgré les efforts considérables consentis par l’État pour leur ouvrir le marché du travail (microcrédit, aide à la création d’entreprise, emplois jeunes aidés, formation professionnelle, stages en alternance), et améliorer leurs conditions d’études dans les écoles et les universités, ils ont le sentiment d’être « marginalisés ». Ils affirment manquer des perspectives, au moment où leur pays ne cesse d’engranger des devises provenant des hydrocarbures : 155 milliards de dollars de réserves de change et 60 milliards de dollars de fonds de réserve.
En optant pour des investissements massifs dans les infrastructures, la remise en état du tissu industriel délabré et la promotion d’une agriculture moderne – au lieu de favoriser une consommation débridée – les autorités estiment avoir fait le choix de l’avenir. Mais la communication institutionnelle défectueuse n’est toujours pas parvenue à convaincre ces jeunes impatients, livrés à eux-mêmes et sans repères, que les sorties de crise, comme celle que vit l’Algérie après dix ans de terrorisme, sont des plus pénibles socialement et des plus délicates à négocier.