Qui sont donc ces gens qui se cachent derrière les tribunaux internationaux et dictent leur conduite à des juges prêts à faire condamner des innocents, au mépris des droits de l’homme et de la dignité humaine ?
En 1996, j’ai été invité à Nuremberg par la BBC pour le cinquantième anniversaire du célèbre procès. Il y avait un colloque et je me rappelle avoir dit : « Comme tout homme, je rêve d’une justice internationale ; mais comme tout adulte, je reste sceptique. » Pourquoi ? Un tribunal international qui intervient dans des conditions politiques dramatiques est toujours organisé par le vainqueur contre le vaincu, par le plus fort contre le plus faible ; et le plus fort n’a pas toujours raison, et le vaincu n’a pas toujours tort. Or quel est le but d’un procès international ? C’est de faire porter la responsabilité du désastre au vaincu, à l’accusé, avec ce danger : si l’accusé est acquitté, le procès se retourne contre le vainqueur. Il ne faut donc pas que l’accusé bénéficie des droits de la défense. Réfléchissons : comment un procès organisé par des vainqueurs contre des vaincus peut-il permettre à la défense de s’exercer normalement ? En France, nous avons l’expérience du procès de Riom, après le désastre de 1940. Le gouvernement de Vichy voulait faire porter la responsabilité de la guerre puis de la défaite aux dirigeants de la IVème République, Mendès, Blum, Daladier. Mais il avait lieu dans un pays où les avocats pouvaient faire appel à l’opinion et celle-ci pouvait exercer son influence sur les responsables politiques, si bien que la défense, dans des conditions difficiles, a pu remporter un certain succès. Le procès a été renvoyé sine die. Manifestement, il n’allait pas se dérouler selon ce que Vichy avait envisagé. Mais quand il s’agit de justice internationale, sur quelle opinion l’avocat peut-il s’appuyer ? Adieu Montesquieu ! J’ai été l’un des conseillers de M. Milosevic devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie à La Haye. Il n’y avait pas de Serbes dans le tribunal : l’opinion serbe eut-elle réagi que le tribunal serait resté parfaitement indifférent. Le représentant de l’Otan avait déclaré à cette époque-là : «Nous sommes le principal financier de ce tribunal. » Il en parlait comme le patron d’une multinationale parle de l’une de ses succursales. Nous sommes là dans l’impossibilité d’agir sur l’opinion. Nous le voyons aussi à Phnom Penh : la France, l’Angleterre, le Canada et les États-Unis y contribuent. Quand le tribunal est en cessation de paiement, c’est-à-dire presque deux fois par an, il demande une aide d’urgence. La dernière fois, c’est le Japon qui a versé un pourboire. Mais le Japon n’est pas dirigé par Sœur Emmanuelle. Il est dirigé par des politiques qui ont des buts politiques et, manifestement, le Japon voulait dire son mot dans cette affaire car il a un problème à régler avec la Chine qui a appuyé les Khmers rouges, comme les États-Unis et la France d’ailleurs. Dès lors, nous sommes devant un tribunal dont personne n’est responsable, sauf les juges et les magistrats. Alors adieu Montesquieu ! Adieu séparation des pouvoirs ! Le tribunal devient un objet judiciaire non identifié, qui décide de la procédure qu’il va suivre ! En France, un pays démocratique, le juge d’instruction applique le Code de procédure pénale, élaboré par les pouvoirs politiques, eux-mêmes élus. Ici, ce sont des juges qui élaborent leur procédure. Que dirait-on, en France, si un juge décidait de prolonger de 48 heures la garde à vue d’un détenu parce qu’il n’a pas encore parlé ? Au cours du procès Milosevic à La Haye, la procédure a été changée vingt-deux fois par les juges… Chaque fois pour leur permettre de mieux se débrouiller. À Phnom Penh, la dernière assemblée plénière des chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, qui s’est réunie en septembre 2010, a adopté « un certain nombre de modifications importantes qui n’auraient pu être examinées lors de la septième session plénière, en raison des contraintes de temps ». Ce sont les magistrats qui le disent : les modifications qu’ils apportent en 2010 pour des procès qui durent depuis des années sont importantes. Adieu Montesquieu et la séparation des pouvoirs : les juges décident eux-mêmes de la procédure qu’ils vont appliquer. Enquêtes à charge Quand un vainqueur juge un vaincu, c’est pour lui faire porter la responsabilité du désastre. À Phnom Penh, un officier de police judiciaire australien, Wayne Bastin, enquêteur pour le tribunal, est invité au domicile privé du co-juge d’instruction français, un certain Lemonde : « Je vous demande d’enquêter uniquement à charge, lui demande-t-il, je souhaite obtenir plus de preuves à charge qu’à décharge. » Bastin est stupéfait et choqué. Informés de cette situation, les avocats récusent le juge. Celui-ci répond textuellement : « S’agissant de ce qui a été dit à cette réunion, je déclare sincèrement que je n’ai pas le souvenir d’avoir prononcé les mots qui me sont attribués, et qu’à supposer que je me sois effectivement exprimé de la sorte, cela ne pourrait être que sur le ton de la plaisanterie. » Une nuance qui a échappé à l’enquêteur australien. Dès cet instant, le juge émet des doutes : « Il convient de relever que M. Bastin a manqué au devoir de confidentialité auquel il était tenu et qu’il s’agit là d’un point particulièrement troublant du contexte dans lequel interviennent les demandes de récusation […]. Celles-ci illustrent le préjudice que des révélations débridées et irréfléchies peuvent porter à la mission historique des chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens ainsi que le froid qu’elles peuvent jeter sur les travaux. Cela est d’autant plus malencontreux au regard des zones d’ombre qui entourent les mots que j’aurais prononcés et le sens à leur donner. Adieu présomption d’innocence Il faut aussi prévoir le pire : adieu responsabilité personnelle ! Les juges, dans ce tribunal, ont inventé une notion juridique très importante : l’entreprise criminelle commune, c’est-à-dire le fait que le crime est contagieux. Si vous êtes membre d’un gouvernement qui commet des crimes, vous en êtes, vous aussi, responsable. C’est un progrès étonnant sur Nuremberg où l’on n’a pas appliqué aux dirigeants nazis la notion d’entreprise criminelle commune. Hjalmar Schacht, homme de droite, banquier, conservateur, ministre des Finances de Hitler, ministre d’État a été acquitté. Les juges du tribunal militaire ont estimé que ce grand bourgeois n’avait pas été informé des sévices qu’on infligeait aux prisonniers politiques du camp de Dachau, encore moins de ce qui s’était passé à Wannsee où s’était décidée la solution finale. Le docteur Schacht a été acquitté. Or maintenant, on nous dit : non, la responsabilité criminelle est contagieuse, vous étiez membre du gouvernement, donc vous portez la responsabilité de tout ce qui s’est passé. Adieu Montesquieu, adieu présomption d’innocence, adieu responsabilité personnelle, adieu aussi égalité devant la loi. Les Khmers rouges sont poursuivis uniquement pour ce qu’ils ont fait à partir d’août 1975, pas pour ce qui s’est passé avant. Or ce qui s’est passé avant, c’est la guerre, le coup d’État militaire du général Lon Nol, pro-américain, chassant Norodom Sihanouk et engageant la guerre. Il a été déversé à ce moment-là, sur le Cambodge, trois fois plus de bombes que sur le Japon pendant la dernière guerre mondiale. Apparemment, les bombes étaient inoffensives, on les jetait pour rire. Et c’est ce qui explique l’indignation de Noam Chomsky, qui déclare au Phnom Penh Post : « Je pense que ce procès devrait être laissé au peuple cambodgien, je ne peux pas imaginer qu’il y ait un procès onusien international. Mais le cas échéant, on ne peut pas le limiter aux Cambodgiens […] Un procès international qui ne prendrait pas en compte Henri Kissinger ou les autres responsables des bombardements américains ou le soutien aux Khmers rouges quand ils ont été chassés du Cambodge […] serait une farce. » Au Cambodge, on a fait le total des morts, lequel est attribué aux Khmers rouges, y compris ceux des bombardements américains. Par ailleurs, on poursuit Khieu Samphan qui était président du gouvernement. Mais avant lui, c’est Norodom Sihanouk qui occupait ce poste. On poursuit l’un, mais pas l’autre. Pis : comme on ne pouvait pas tenir ce procès sans entendre Norodom Sihanouk, alors on l’a cité comme témoin. Il y a opposé le plus grand mépris. Noam Chomsky souhaite que Kissinger soit entendu. Nous savons très bien qu’il ne viendra pas. Nous allons demander à Roland Dumas, qui a présidé la conférence sur le Cambodge à Paris, de venir témoigner de sa rencontre avec Khieu Samphan. Je peux déjà annoncer aux magistrats des chambres extraordinaires au sein des cours cambodgiennes que Roland Dumas a accepté de témoigner. Nous avons à côté de cela, le tribunal pour l’ex-Yougoslavie. Madame Del Ponte y a montré une très grande ardeur. C’est l’Eva Joly de la justice internationale. Elle dit aujourd’hui avoir été informée de trafics d’organes humains extraits des prisonniers serbes commis par des Kosovars, sans pouvoir enquêter. Adieu aussi, le français ! Au tribunal pour le Cambodge, il y a trois langues de travail : l’anglais, le français et le khmer. Eh bien les documents ne sont qu’exceptionnellement traduits en français. Ils ne le sont même pas en khmer. Ils sont en anglais, la langue de l’Empire. Dès le début du procès, j’ai déclaré que désormais nous ne répondrions plus si l’on n’avait pas accès à une langue officielle et qui nous soit accessible, khmer ou français. Le tribunal a recueilli cette déclaration avec assez d’humeur puis s’est réuni à huis clos sans ma présence et m’a infligé un avertissement, transmis au bâtonnier de Paris. Mon seul regret, c’est qu’il n’ait pas été transmis à tous les barreaux de France, parce que se faire traiter d’imbécile par un idiot est un plaisir rare. Des juges payés par Monsieur Soros Savez-vous que le tribunal pour l’ex-Yougoslavie reçoit une aide financière d’un grand humaniste que les magistrats de Paris, aveugles, ont condamné pour malversation financière : un nommé Georges Soros. Je vous pose la question : accepteriez-vous, en France, de comparaître devant un tribunal dont les juges seraient payés par des gens, même honorables, comme M. Tapie ou M. Lagardère ? Vous diriez non, ce n’est pas possible ! Eh bien là, c’est possible ! Nous avons demandé que le rapport de l’Onu concernant la corruption soit communiqué à la défense. On nous a dit : vous n’y pensez pas ! Ce n’est pas possible ! Si bien que nous sommes devant un tribunal dont certains membres sont corrompus et nous ne savons pas lesquels ! L’influence des lobbies Quand le tribunal spécial pour le Liban a pris pour cible la Syrie, on a arrêté quatre généraux libanais, réputés prosyriens. Sans preuve contre eux, ils sont restés en prison quatre ans. On les a libérés récemment parce que la cible a changé. Le lobby qui dirige l’opération a dit que les Syriens ne les intéressaient plus, c’était désormais le tour du Hezbollah. Mais allons-nous condamner le gouvernement syrien qui émet des mandats d’arrêt contre les prétendus magistrats ayant commis une telle forfaiture ? Il y a des affiches à Phnom Penh qui disent que les juges touchent de l’argent et au Liban, il y a des mandats d’arrêt. Le moins que l’on puisse dire, c’est que nous sommes dans une situation inédite et déplorable. À Nuremberg, même si on conteste le bien-fondé du tribunal, si le Soviétique représentait un pays ayant liquidé quelques milliers d’officiers à Katyn et le Français, un pays où le travail forcé existait encore dans ses colonies africaines, au moins le procès s’est déroulé selon des normes. Tandis que là, nous n’avons plus de normes ! Un procès devrait intéresser le pays dont les ressortissants sont poursuivis. Mais le ministre cambodgien de l’Information déclare : « Les juges internationaux traînent des pieds dans les affaires qui leur sont confiées. Pourquoi ? Parce qu’ils sont bien payés et aiment l’argent. » Que répond le procureur, un Canadien nommé Petit ? Qu’il n’est pas concerné par ces commentaires. L’un injurie, l’autre méprise. Une situation inédite. Quant au chef de l’État, Hun Sen – par ailleurs ancien Khmer rouge – il fait une déclaration assez logique : « S’il y a jugement, les Nations unies devraient faire partie des accusés car beaucoup de nations ont appuyé le régime entre 1975 et 1979. Nous avons organisé déjà un procès en 1979, il n’a pas été reconnu. » Ieng Sary a été condamné en 1979 par des tribunaux cambodgiens, gracié par le prince Norodom Sihanouk et on le rejuge. Adieu principe du non bis in idem. À la CPI, tous les accusés sont noirs Voici deux autres questions importantes : si la torture relève d’une compétence universelle, un État peut-il l’amnistier erga omnes ? Or ici, j’ai une directive du ministère de la Justice des États-Unis à l’attention de la CIA pour expliquer comment « interroger » les gens. On nous explique le supplice de la baignoire, procédé utilisé sans le dire pendant la guerre d’Algérie, comment priver les gens de sommeil, comment les assourdir avec des musiques sur les oreilles pendant des heures et des heures. Alors la question se pose : est-ce que le fait que dans un pays, on pratique de telles choses peut valoir pour le reste du monde ? Ensuite, un crime imprescriptible peut-il être amnistié ? Si Hitler avait remporté la victoire, il aurait amnistié tous les crimes des SS, mais pas ceux des Français libres. L’amnistie peut-elle s’appliquer à quelque chose d’imprescriptible ? N’est-ce pas aller contre le fait que le crime soit imprescriptible ? Dès lors, nous pourrions dire que la justice est sensible au noir. Si nous prenons la Cour pénale internationale, tous les accusés sont Noirs. Tous les crimes contre l’humanité sont commis dans la région subsaharienne. Il ne s’est donc rien passé à Guantanamo ? À Abou Ghraïb ? Dans les pays d’Amérique latine ? Aux États-Unis ? En Europe de l’Est ? Je crois qu’il est temps que la justice s’applique à tout le monde, qu’il n’y ait pas de justice des uns contre les autres et qu’elle s’applique aux crimes commis par les puissants et par les plus faibles.